Jean-Pierre Chrétien : « Ne pas tomber dans le piège d’un amalgame entre Burundi et Rwanda »
Spécialiste des Grands Lacs, l’historien Jean-Pierre Chrétien (CNRS) livre à J.A. son analyse de la montée des violences au Burundi. Interview.
Après l’ultimatum fixé au samedi 7 novembre par Pierre Nkurunziza contre les « insurgés » armés qui contestent à Bujumbura sa réélection, la capitale burundaise retenait son souffle. « Ils [le pouvoir] n’ont plus le temps, pour des raisons économiques, sécuritaires et politiques, estime Innocent Muhozi, directeur de plusieurs radios indépendantes (RPA, Renaissance, Bonesha…). Ils entendent neutraliser physiquement le problème. »
Depuis une semaine, l’avertissement présidentiel a été relayé en des termes inquiétants par plusieurs dignitaires du régime burundais, laissant craindre à certains observateurs que les autorités, sous couvert de contraintes sécuritaires, puissent procéder à des crimes de masse dans les quartiers de la capitale soupçonnés d’héberger les foyers rebelles.
Le Burundi pourrait-il renouer avec ses vieux démons, voire basculer dans un scénario apocalyptique à la rwandaise, où un génocide a causé la mort d’un million de Tutsis en 1994 ? L’historien Jean-Pierre Chrétien (CNRS), spécialiste des deux faux jumeaux de la région des Grands Lacs et coauteur, notamment, de Burundi, 1972 : au bord des génocides et Rwanda, les médias du génocide (Karthala), décrypte pour J.A. les discours inquiétants tenus ces derniers jours à Bujumbura.
Jeune Afrique : Les discours récents du président Nkurunziza, du président de son parti, le CNDD-FDD, et d’autres personnalités du régime, comme le président du Sénat, laissent-ils craindre une dérive meurtrière à grande échelle?
Jean-Pierre Chrétien : Plusieurs discours ou communiqués récents sont effectivement inquiétants. Par exemple, le communiqué du CNDD-FDD du 28 octobre, qui recourt notamment à la désignation de boucs-émissaires étrangers : il joue de la fibre anti-impérialiste contre les Européens et la communauté internationale, et surtout contre l’ancien colonisateur belge. Il tente d’attiser une provocation contre le Rwanda qui lui permettrait de brandir le spectre d’une menace tutsie. Cela rappelle des thèmes de la propagande extrémiste au Rwanda dans les années 1990.
Quant au discours tenu par Révérien Ndikuriyo, le président du Sénat, le 29 octobre, c’est un véritable appel à la guerre civile, à la mort des opposants, au pillage des biens et à un contrôle totalitaire du pays. Les porteurs de cette rhétorique de mort devraient se rappeler qu’il existe un droit pénal international.
Existe-t-il au Burundi, comme dans le Rwanda d’avant 1994, une tradition concernant ce langage codé caractéristique, où l’on incite au massacre par le biais de paraboles : effacer, travailler, essorer…
Malgré les apparentes analogies entre les deux sociétés, le Burundi a une histoire précoloniale et coloniale différente de celle du Rwanda. À l’indépendance la « question hutu-tutsi » ne s’y pose pas. Mais le voisinage géographique et culturel du Rwanda ne pouvait que se faire sentir, et le modèle du populisme racial qui a inspiré la Révolution rwandaise de 1959 a gagné le Burundi, surtout après la vague de massacres de 1963-1964 au Rwanda.
On observe, depuis les années 1960, le transfert au Burundi du vocabulaires en usage chez les extrémistes rwandais
En 1965, en 1972, en 1988 ou en 1993, les vagues de massacres ou de contre-massacres visant les Hutus ou les Tutsis burundais ont souvent fait écho aux tensions politiques rwandaises. Mais ces crises sont liées d’abord aux contradictions de la politique intérieure burundaise. Cela n’empêche pas d’être lucide sur les influences d’un pays à l’autre. On observe, depuis les années 1960, le transfert au Burundi du vocabulaires en usage chez les extrémistes rwandais : les Tutsis sont décrits a priori comme des « féodaux » et des « envahisseurs » venus de Bisinya (Éthiopie) ou de Misiri (Égypte), selon les schémas racistes venus d’intellectuels. Dans les années 1990, la propagande extrémiste diffusée au Rwanda par le journal Kangura se retrouve dans la bouche ou sous la plume d’extrémistes hutus burundais, avec les termes kinyarwanda ibyitso (complice) ou simusiga (extermination). Les Tutsis sont traités de « cafards » (inyenzi) et on emploie le terme akazi (« travail »), comme au Rwanda – les massacres étaient justifiés au nom d’une « autodéfense » populaire, au titre d’un « travail » salutaire.
Les autorités burundaises cherchent-elles à ethniciser la crise ?
Ne soyons ni myopes ni naïfs. Il est clair qu’il existe, dans les cercles du pouvoir, des responsables qui veulent sciemment agiter le spectre « ethnique ». L’étrange passage du discours de M. Ndikuriyo sur les supposés partisans d’une « dynastie », en l’absence de tout courant monarchiste au Burundi, a une connotation raciste évidente, en renvoyant au cliché de la « royauté tutsie ».
Le pouvoir en place tente de faire oublier sa propre responsabilité politique dans cette crise et tente, par allusions, de diviser une opposition où l’on retrouve ligués depuis le début des Hutus et des Tutsis. Encore récemment, un dirigeant du Frodebu – le parti du regretté président Ndadaye – dénonçait cette stratégie de division.
Il ne faut donc pas tomber dans le piège d’un amalgame entre Burundi et Rwanda qui est tendu par le pouvoir en place. Les violences et les invectives de ce dernier menacent gravement tous les esprits libres dans ce pays, et l’ensemble de la population elle-même. Ce pouvoir, fondé sur un magouillage institutionnel, se porte très mal, il est contesté de partout. Et il est manifestement tenté par une fuite en avant sans issue, incluant le jeu de la division « ethnique » et celui de la dénonciation des étrangers. S’il doit être question de patriotisme au Burundi, le président actuel devrait réfléchir à l’exemple de son prédécesseur Sylvestre Ntibantunganya qui, en avril 1994, a évité à son pays un génocide que les extrémistes rwandais de l’époque voulaient y propager.
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